Le 19 avril dernier, j’ai organisé, au côté de mes collègues Michèle Rivasi et Pierre Larrouturou, la première réunion du groupe de travail sur le tabac. Au programme de cette première table ronde : “ les stratégies d'influence des lobbies du tabac dans les institutions européennes”. A cette occasion, nous avons pu auditionner des experts sur le sujet, afin de mieux appréhender les stratégies de ces groupes d’intérêts et proposer une série de de limiter leur pouvoir dans les politiques européennes.

L’affaire Denstu/Hoffman est un exemple criant de conflit d’intérêts du lobby du tabac dans l’Union européenne. Jan Hoffman, ancien haut-fonctionnaire à la DG Santé, est devenu président de la société anglo-japonaise Dentsu, chargée par la Commission européenne d’assurer la traçabilité du tabac… après des rapports élogieux de sa part. Si l’on pouvait penser que cette affaire est exceptionnelle, elle est, en réalité, symptomatique de l’action des lobbies du tabac au sein des institutions européennes. Ce mélange des genres a des conséquences concrètes : la révision de la directive sur les produits du tabac, repoussée mais attendue depuis 2018, la révision de la directive sur la taxation des produits d’accises, dont le tabac, qui n’est jamais parue.
Jusqu’à 13 millions d’euros dépensés dans les institutions européennes

Comme rappelé par une de nos intervenantes Lilia Olefir, directrice de l’ONG Smoke Free Partnership, c’est désormais entre 10 et 13 millions d’euros qui sont consacrés par ces lobbies dans les institutions en 2021, contre entre 7.2 et 9.2 millions l’année précédente (selon les chiffres déclarés, ce n’est très certainement que la partie émergée du système) et usent de toutes les formes d’influence, principalement auprès de la Commission européenne. Une forte augmentation donc, face aux enjeux législatifs et politiques autour du tabac, notamment avec l’horizon de la génération du tabac.
Pour Olivier Hoedeman, fondateur de l’organisation Corporate Europe Observatory, le lobbying de l’industrie du tabac, n’est certes pas nouveau, mais à tendance à se renforcer, en utilisant une multitude de stratégies pour parvenir à ces fins. Parmi elles, deux sont particulièrement utilisées par cette industrie : la promotion de fausses informations, à travers la commande d’études spécifiques dont les résultats sont manipulés ou vont uniquement dans son sens, et le report de prises de décisions européennes. Mais plus inquiétant encore, et ce malgré les années d’expériences avec des lobbies de différentes natures, la Commission européenne ne semble pas avoir appris de ses erreurs et ne se protège pas de leurs influences.
Lobbies : la nécessité de la transparence des institutions européens

Non seulement la Commission continue d’être perméable à la présence des lobbies du tabac en son sein, ce qui va d’ailleurs à rebours de la signature de la convention-cadre de l’OMS sur le tabac, signée en 2005 par l’Union européenne, stipulant notamment la limitation des rencontres avec les lobbies du tabac. Plus grave encore, la Commission fait preuve d’un manque de transparence flagrant, voire de la rétention d’informations, quand il s’agit de communiquer sur les réunions et rencontres faites avec les personnels du secteur. Pour preuve, alors que 42 lobbyistes du tabac ont été accrédités pour l’année 2021, aucune réunion n’a été enregistrée au registre de transparence. Et ce problème ne date pas d’hier, comme le rappelle Carl Dolan, conseiller de Mme O’Reilly, Médiatrice européenne, institution chargée de vérifier la bonne administration des institutions européennes. Ainsi, dès 2015, après enquête il avait été demandé à la Commission et ces directions générales d’enregistrer les différentes rencontres au registre de transparence et d’en publier les comptes-rendus. Et finalement, peu a changé depuis, hormis au sein de la DG Santé, qui publie de façon systématique les comptes-rendus de ses réunions avec le secteur. Ainsi, le 28 avril dernier, la Médiatrice a, de nouveau, adressé un courrier à Mme Ursula Von der Leyen, pour demander la transmission de documents, de compte rendus des rencontres des autres DG, comme celles du climat, de l’agriculture, des taxes, du commerce… Finalement, les industriels se servent de ces mauvaises pratiques d’un certain nombre de DG, pour contourner la DG Santé, qui elle paraît transparente. Et cela porte grandement ses fruits puisque des textes nécessaires sont toujours en suspens, à l’instar de la réforme sur la taxation du tabac (annoncée pour décembre 2022 mais toujours pas parue), la taxation des nouveaux produits du tabac, la publicité des produits du tabac…
Les plaques tournantes, un autre danger pour les citoyens européens

Autre problème qui met en péril le travail des institutions européennes : le phénomène des portes tournantes, communément appelé “pantouflage”. Ce passage du public au privé d’anciens fonctionnaires, et les conflits d'intérêts qui peuvent en découler, renforce le sentiment que les institutions européennes travaillent pour le compte des lobbies et non dans l’intérêt des gens. L’exemple typique est l’affaire Dentsu/Hoffman qui a entaché la DG Santé. Jan Hoffman, ancien haut fonctionnaire de la DG Santé, responsable de l’appel d'offres pour le contrat de la traçabilité du tabac dans l’Union européenne, a rédigé de nombreux rapports élogieux pour Dentsu, entreprise anglo-japonaise. Quelques mois après sa désignation, Jan Hoffman est nommé à la tête de cette entreprise. Un risque grandissant pour la confidentialité des informations qui circulent au sein de cette institution. Et ce n’est malheureusement pas un cas isolé. La Médiatrice européenne tente de lutter contre le pantouflage en donnant des recommandations. Comme le rappelle Carl Dolan, il est évident que les anciens hauts-fonctionnaires doivent pouvoir retrouver un emploi à leur sortie de fonction au sein des institutions, mais non sans garde-fous. Ainsi, il doit y avoir des enquêtes préalables à l’embauche, et une autorisation donnée en vérifiant les risques de conflits d'intérêts potentiels. Chose qui n’est pour l’instant pas faite par la Commission européenne. Ainsi, sur 100 autorisations préalables, seulement 2 ont été refusées par les instances, alors que beaucoup peuvent poser problème. Il est désormais plus que temps d’agir, ces faits ne peuvent plus durer.
À l’heure où la défiance des citoyens envers les institutions européennes est de plus en plus marquée, il est nécessaire de renforcer la transparence et la lutte contre les conflits d'intérêts de tout ordre. Parce que de la transparence naît la confiance.